Robert lundi 1 septembre 1975 Aix 3
Robert lundi 1 septembre 1975 Aix 3
- Aller hop debout bonhomme ! Tu t'habilles et tu me suis.
Le colon ne me laisse même pas le temps de me réveiller qu'il me met debout en me soulevant par un bras et déjà commence à défaire mon lit pour faire un tas des draps et de la couverture sur l'oreiller. Il prend le second traversin du lit d'à côté et le pose sur le matelas de mon lit. Oh ! Tiens, c'est vrai ça, c'était le seul à avoir deux traversins. Puis il saisit ma valise et la pose aussi sur le lit. J'hésite entre mes sandalettes et les chaussures des Cohen mais si je dois m'en aller, je n'emporterai que ce qui m'appartient.
- J'suis viré ?
Il a l'air surpris.
- Non, bien sûr que non. Oh ! ta valise ? C'est pour montrer que ce lit est déjà pris.
- Ah !
Je suis rassuré mais il doit me prendre pour un débile profond.
- Bon, mais dépêche-toi, je n'ai pas que ça à faire.
Il me pousse devant lui jusqu'à la cantine puis dans la cuisine où il m’assied de force sur une chaise puis s'en va avec toujours la pile de draps sous le bras.
- Firmin, vous me le nourrissez puis chez Madame Calliop.
- Bien mon colonel ! Tu veux quoi, salé ou sucré ?
Mais il me met déjà sous le nez un bol énorme avec du lait crémeux qui sent comme celui de la ferme des Pfizer. De l'autre côté de la table il y a déjà une pile de morceau de viande débités presque à la taille d'un cube. Il a en main, une sorte de courte machette bizarre, arrondie. Me faisant sursauter, il l'abat sur une baguette qui se retrouve débitée en gros bouts qu'il coupe ensuite en deux. Il s'éloigne pour revenir avec une jatte qui sent le pâté, oh des rillettes ! Et une énorme boîte de conserve de cinq kilos de confiture de fraise qu'il ouvre à un ouvre-boîte fixé au mur, qu'il pose ensuite devant moi à côté des rillettes.
Je manque de prendre du café sur moi quand il en verse une grande rasade dans mon bol puis dans un autre bol beaucoup plus petit pour lui.
Il se remet à couper sa barbaque comme si je n'existais plus.
Je n'ai ni couteau, ni cuillère et ce géant avec ses cheveux longs, blonds attachés par un foulard comme un pirate m'impressionne et je n'ose l'interrompre.
- Ah ! te voilà ! Premier jour, premier retard et dernier j’espère, sinon c'est la porte !
- Oui monsieur Firmin ! (Derrière moi, un ado bedonnant vient d'entrer, il a un casque bol dans les mains, il doit avoir une mobylette, la chance ! Il me regarde avec un sourire narquois et passe dans une autre pièce, d'où il revient en enfilant un grand tablier comme celui de Firmin et sur la tête un chapeau blanc.) Et c'est qui lui ?
- Un élève, t'occupe ! Oh quel con, quel con mais quel con ! (Il se précipite vers moi et je me recule sur ma chaise un peu effrayé, qu'ai-je fais ? Ou plutôt qu'est-ce que je n'ai pas fait ? Mais je le vois alors me tartiner la moitié du pain avec des rillettes et l'autre de confiture.) Jul, tu veux un café ? (Mais il est déjà en train de servir un autre bol de café que l'ado vient prendre ainsi qu'une tartine de rillettes.) Et toi le microbe, tu n'as pas faim ?
- Si mais pourriez-vous me passer une cuillère s'il vous plaît ?
Je pose mon bol dans ce qui me semble être un lave-vaisselle et cela semble les amuser.
- Pardon monsieur c'est où chez Madame Calliop ?
Le cuistot et l'apprenti se regardent.
L'homme me prend par les épaules et m'accompagne jusqu'à la porte du mess. Dehors, il commence à y avoir du monde : des garçons, certains déjà en uniforme, d'autres non, certains seuls et certains accompagnés de un ou plusieurs membres de leur familles. J'aperçois le colon qui sert la main à des parents et à un garçon pas plus grand que moi qui semble ne pas en mener bien large.
- Tu vois la porte là-bas, où viennent d'entrer deux garçons et en sortir un, les bras chargés, et bien c'est là. Mais attention, cette femme c'est un dragon femelle, tu sais quand tu entres dans son antre mais tu ne sais pas quand tu en sors, alors je vais te donner un gage de paix en mon nom.
Je retourne avec lui en cuisine. Il me donne un petit plateau où il pose une tasse sur sa soucoupe, avec du café. A côté sur une serviette pliée en triangle, il pose une cuillère, casse trois carreaux de chocolat qu'il taille en cœur et deux biscuits tout frais sorti du four.
Il me raccompagne jusqu'à la porte du mess avec sa machette à la main.
- Si tu fais tomber le plateau, je te coupe en rondelles.
Bon bin il n'y a plus qu'à…
- Vous allez où comme ça jeune homme ?
Il a le soleil derrière lui et je ne peux, ne veux pas regarder le colon, je me sens rougir.
- Chez Madame Calliop.
- Avec des chocolats en forme de cœur ? Tu espères être mieux traité que les autres ?
- C'est pas...
- Je ne t'ai pas autorisé à parler. Files !
Je réussis à traverser la cours tant bien que mal et je me glisse à l'intérieur en profitant qu'un grand sort, en me glissant sous son bras.
Dedans, il fait sombre mais un comptoir presque plus haut que moi, déjà assailli par cinq ou six garçons est violemment éclairé par un néon juste au-dessus, ainsi que plus loin trois postes de travail avec des machines à coudre toutes différentes.
- Madame Calliop ?
- Oui c'est moi, qu'est-ce que tu veux ?
Je vois sortir de derrière le comptoir une femme aussi large que haute, très maquillée, jupe courte, juchée sur des talons vertigineux comme son décolleté.
- De la part des cuisines.
- Tu es un nouvel apprenti ?
Je secoue la tête.
- Non, non, un élève.
- Alors c'est un pot de vin ? (Putain elle va me le prendre son plateau ? Je n'ai qu'une envie, c'est de le laisser tomber, de fuir et d'aller me rouler en boule dans un coin. Les mecs me regardent en rigolant.) Bon, viens avec moi. (Elle me fait entrer dans un pièce éclairée normalement. Il y a un bureau et au-milieu de la pièce une sorte de petite estrade carrée.) Monte là-dessus ! (Elle me débarrasse du plateau qu'elle pose sur le bureau où elle prend un mètre ruban et un bout de chocolat qu'elle croque.) Tu es le petit alsacien du colon, c'est ça ?
- Oui, possible.
Elle se penche sur un gros registre.
- Weisembacher Robert, dortoir quatre.
- Oui madame
Bras tendu en croix et jambes écartées, elle me mesure sous toutes les coutures, puis me tend un bout de papier.
- Tiens, va voir les filles derrière le comptoir. Elle sort avec moi, Tania tu lui donnes du cent trente avec vingt centimètres d'ourlet non coupé sinon tu seras bonne pour lui changer dix fois de pantalons en six mois.
Les garçons sont servis et d'autres ont pris la queue derrière moi. Je sors avec un immense sac polochon blanc super lourd et presque aussi grand que moi ainsi qu'une pile de draps et couvertures que je pose sur mon lit.
- Eh toi ! casse-toi de mon lit !
- Non, c'est le mien.
- Ah ! donc c'était à toi les merdes dans l'armoire ? Et bien tu peux les récupérer dans la poubelle et si c'était ta valise, désolé, il lui est arrivé un accident.
De l'autre côté de la pièce, à côté du lit devant la fenêtre il y a ma valise, toute aplatie. Je comprends de suite qu'il a sauté dessus pour l'avoir explosée ainsi. A côté, le cadenas donné par le colon. Je regarde le gars, il fait trois fois ma taille autant en largeur qu'en hauteur, avec un teint olivâtre, des petits yeux légèrement en amande sous des sourcils fins formant des virgules ridicules dont l’un est cassé par trois petites cicatrices parallèles qui se continuent sur la paupière et sur son nez qu’il porte droit sec et très étroit. Derrière lui, deux autres du même gabarit,un blond foncé aux yeux bleus dont les coins tombent comme s’il allait se mettre à pleurer, encadrant un nez en patate énorme et un brun aux yeux clairs d’un marron délavé et indéfinissable, dont le ventre qui distend les boutons de sa veste indique un être mou et plus porté sur la bouffe que les études, le collent et rigolent avec lui. A la rigueur je me battrais volontiers contre lui mais contre trois, non je ne suis pas fou.
Je reprends mon sac et vais le poser sur le lit d'en face qui semble libre puisque l'armoire est encore ouverte. Je vais ensuite récupérer mon linge dans la poubelle au fond de la pièce. Quand je reviens mon sac a été vidé sur le sol autour de mon lit et les trois cons se marrent assis sur le lit de celui qui semble leur chef.
Chouette, à peine arrivé, je sais que je vais encore passer une année d'enfer.
Un gars déjà en uniforme vient poser ses affaires sur le lit à côté de moi.
- Clavier, il t'a pris ton lit, tu t'en fous ?
J'ai tout ramassé et commencé à replier mais je m'arrête et regarde le nouvel arrivant. Il me tend la main.
- Clavier Philippe, c'est normalement le lit du major mais moi franchement je m'en fous.
- C'est quoi un major ?
- Un titre qui donne certains droits et devoirs dont celui de pouvoir dénoncer certains cons à Gâche. Je vois les trois cons disparaître. S'il t'emmerdent dis-moi le, OK ? Méfie-toi surtout de Maxime, c'est lui le pire.
Lorsque j'ai tout rangé et fait mon lit comme mon père me l'a appris, j'ai enfilé un des deux survêtements, Philippe m'a dit que, chaque couleur correspond à une semaine et on commence par le bleu. On n'a pas des baskets mais des sortes de petites chaussures basses en coton blanc et la femme m'a donné une boîte avec une pâte blanche pour les blanchir et une boîte de cirage noir pour les chaussures d'uniforme.
Pour ma valise, il n'y a plus rien a faire, Maxime me dit de la descendre la jeter dans la grande poubelle.
Ce que je fais, mais pour cela, je dois aller à côté du portail et de la maison des Cohen. Lorsque je me tourne pour retourner au dortoir, je bute contre le colon juste derrière moi.
- Pourquoi la jettes-tu ?
- Elle a eu un accident. Je sors le cadenas de la poche et lui tends. Et lui aussi, je suis désolé.
Je lève les bras pour me protéger quand il lève la main... pour saisir ma valise et la regarder avant de la reposer dans la poubelle.
- C'est qui ?
- Un accident, je vous dis.
Et, c'est, traîné par le bras que je retourne vers le bâtiment. Les parents et les élèves s'écartent devant nous.
Je suis à la limite de pleurer, mon premier jour me donne envie de mourir.
On s'arrête devant les chambres du rez de chaussée. Là, il tend le cadenas à un jeune militaire :
- Vous lui en trouvez un autre et trouvez qui en est l'auteur ?
Il est parti et l'autre prend le relais après avoir fouillé dans une boîte en bois pleine de cadenas.
- Tiens, mets ton ruban à la nouvelle clef. Moi c'est le caporal Lorient et si tu as un soucis quel qu'il soit, c'est moi que tu viens voir OK ?
- Oui Monsieur !
- Non tu dois dire : Oui mon caporal et pareil pour le colon ou le capitaine, compris ?
- Oui mon caporal.
Lui, il n'a pas l'air trop méchant mais bon, je méfie.
Par contre, quand on arrive dans la chambre trois nouveaux garçons prennent possession de leur lit mais moi mon armoire que je n'avais pas pu fermer, est vidée au sol. Je ne dis rien et ramasse.
Le caporal va parler aux garçons mais ils n'ont rien vu. Même s'ils avaient vu, ils n'auraient rien dit et je les comprends.
Le cadenas est plus gros que l'autre, j'espère aussi qu'il sera plus résistant.
Le caporal m'emmène ensuite lui même au coiffeur.
Lorsque j'en sors, je me gratte de partout mais je n'ai plus qu'un demi-millimètre de poils sur le crâne.
A midi, les tables ne sont pas toutes pleines et je m'assieds avec Philippe qui en profite pour me mettre au parfum de toutes les règles et obligations. Par contre, derrière lui, à l'autre table, il y a les trois abrutis qui passent le temps du repas à me faire des signes de menace que je préfère ignorer.
- Et si je bute un autre élève ?
- Ça dépend, si t'es pris, t'es renvoyé mais si tu n'es pas pris, on sera nombreux à te vouer un culte.
On éclate de rire tous le deux et sommes menacés de punition par le capitaine.
On passe l'après-midi ensemble et bientôt je connais tous les autres gars du dortoir.
Un seul truc me chiffonne, personne ne me croit lorsque je dis que je ne suis pas en troisième mais en maths sup en plus contrairement aux autres, je n'ai ni sac ni matériel scolaire. Je poserais bien la question au colon vu qu'il est mon tuteur mais il a disparu et j'ai peur qu'il ne m'engueule. Bref, je verrai bien demain.
Il n'y a plus de parents et nous sommes tous dans le dortoir, je remarque que des petits groupes se sont formés, mouvants et interchangeables, seuls les trois cons restent entre eux et tous les autres semblent les fuir.
Lorsque la cloche sonne pour le repas, nous descendons tous et des rangs se forment. Au sol, des marques que j'avais déjà repérées. Mes camarades de dortoir s'alignent derrière le 3, moi, je tente d'aller là où sont marquées les deux lettres MS.
- Ho-la va rejoindre ton rang.
- Vous êtes les Maths Sup ?
- Oui, et toi en sixième déguerpis !
- Non, comme vous.
Mais le Capitaine me ramène avec les troisièmes et me colle au premier rang à côté de Clavier pas beaucoup plus grand que moi. OK ! J'ai compris, mais si demain, je me retrouve en troisième, je n'apprécierai pas la blague et je me casserai de cette école.
Du coup, je me retrouve assis à la table du milieu des trois tables assignées à notre dortoir. Et comme je suis en bout de table, je me retrouve responsable pour aller chercher les brocs d'eau. Chouette ! Il contiennent deux litres chacun et sont super lourds et pendant que je me balade, personne ne surveille mon assiette, du coup quand je reviens je n'ai plus ni pain, ni viande ni fromage. Mais quand arrive le dessert je comprends pourquoi tous vident leur verre et se resservent m'envoyant chercher de l'eau, du coup la pomme finit d’abord dans ma poche.
Le repas fini, tous s'en vont et je vais pour les suivre mais celui en face de moi me fait non du doigt.
- Ceux qui sont de service d'eau le sont aussi pour le débarrassage et le nettoyage.
Sur le coup, je fais un peu la gueule, c'est quoi cette arnaque ? Mais en fait, c'est très cool. Non seulement, on est pas surveillé sauf par le cuistot qui est encore plus gamin que nous dans sa tête mais en plus, il nous gave des restes, y compris des restes des tables des profs, alors comme je suis devenu un véritable ventre à pattes, je décide d'être de service à chaque fois que je pourrai.
Lorsque à vingt heures, les lumières s'éteignent, mes démons reviennent et lorsque Clavier m'aura secoué deux fois, je décide de ne plus dormir et je m'assieds sur mon lit bien décidé à résister au sommeil.